Pour la dignité humaine, la justice sociale et la paix

Qu’il s’agisse de catastrophes naturelles, de pauvreté ou de conflits, les infirmières sont en première ligne pour soutenir les personnes concernées. Mais leur rôle est aussi de dénoncer les abus et de réclamer justice, comme les y invite cet article qui s’inscrit dans le cadre de la Journée internationale des infirmières (JII) 2023: «Nos infirmières, notre avenir».

 Texte: Melanie M. Klimmer, Photo: Guillaume Duez

 

Qu’est-ce qui oriente les infirmières et infirmiers dans leur profession dans un monde où se multiplient les crises humanitaires provoquées par les conflits armés, les catastrophes naturelles, les épidémies, pandémies et inégalités sociales? Quelles tâches incombent à ceux qui sont toujours les premiers à soigner et accompagner les personnes en détresse? Quel est leur rôle dans le maintien et le rétablissement de la paix, de la cohésion sociale et du respect des droits humains?Qu’est-ce qui oriente les infirmières et infirmiers dans leur profession dans un monde où se multiplient les crises humanitaires provoquées par les conflits armés, les catastrophes naturelles, les épidémies, pandémies et inégalités sociales? Quelles tâches incombent à ceux qui sont toujours les premiers à soigner et accompagner les personnes en détresse? Quel est leur rôle dans le maintien et le rétablissement de la paix, de la cohésion sociale et du respect des droits humains?


Un changement de paradigme s’impose

Les professionnels des soins sont souvent considérés comme étant à la fin de la chaîne de traitement, c’est-à-dire là où les conséquences de la guerre et du changement climatique doivent être maîtrisées et éliminées, là où la pauvreté et les inégalités sociales ont déjà frappé et où la paix doit être restaurée. Considérer les infirmières et infirmiers comme des acteurs de la politique sociale et sociétale, dotés d’une expertise propre et d’une obligation de rendre des comptes, n’est pas encore ancré pleinement dans la conscience sociale infirmière (Williams SD et al., 2018; Rasheed et al., 2020 cité par Sharpnack et al., 2022). Un changement de paradigme est donc nécessaire, y compris au sein de la profession elle-même. 


En lutte contre les abus

Les personnes qui viennent voir Christine Wegener sont souvent très marquées par leur expérience de la guerre, de la violence et de la fuite. Il y a quinze ans, cette infirmière a mis en place le service médical de la clinique Missio, dans un centre d’hébergement collectif pour migrants à Würzburg (Allemagne), sur une idée du professeur August Stich, médecin-chef du service de médecine tropicale. Durant la crise migratoire de 2015, sa petite équipe a souvent été le premier point de contact médical pour plus de mille migrants. «J’ai régulièrement sous les yeux toutes les conséquences de la violence de la guerre et du terrorisme, qui me font prendre conscience de la valeur de la paix», témoigne Christine Wegener. «Je me souviens d’une jeune enseignante afghane qui, le dernier jour de cours encore autorisé, a été traînée hors de son école par les talibans et battue si violemment qu’elle a perdu son enfant à naître et en est gravement traumatisée. En aidant ces personnes et en défendant leur accès aux soins, mon travail est aussi une prise de position politique en faveur de la paix, de la justice sociale et des droits humains», revendique l’infirmière.

 Des jalons pour l’aide médicale

«Le quotidien de mon équipe et moi, c’est la lutte contre les abus, les injustices et les rejets dont sont victimes les migrants lorsqu’ils ont besoin de davantage que des soins médicaux aigus», expliquait Christine Wegener en interview à la mi-mars. «Même dans les pays industrialisés occidentaux, l’accès à l’aide médicale est limité en raison d’obstacles légaux et bureaucratiques», constate-t-elle. En Allemagne, la règle veut que les collaborateurs des services sociaux décident sur dossier, et sans connaissances médicales, d’établir des certificats médicaux pour les personnes en fuite qui ont besoin d’un médecin. La coopération réussit mieux dans le modèle de Würzburg, et pourtant: «La personne qui bénéficiera d’un traitement médical ultérieur dépend de notre première évaluation et de notre engagement. Et nos observations influencent les décisions médicales en matière de thérapie», poursuit l’infirmière.


Là où la détresse est la plus grande

«Lorsque nous avons sauvé des centaines de personnes en détresse en l’espace de quelques heures et que nous les avons traitées médicalement sur le navire de sauvetage Sea-Eye 4, je me suis particulièrement focalisée sur les personnes vulnérables, qui ne peuvent pas forcément exprimer leurs plaintes de manière autonome», raconte Marlene Fiessinger à propos de son engagement pour l’organisation de sauvetage en mer Méditerranée Sea-Eye. «Même les nombreux mineurs non accompagnés et les femmes enceintes portent des traces de torture et de mauvais traitements», rapporte-t-elle. Cette infirmière travaille dans l’unité de soins intensifs d’un hôpital au sud de Berlin. Actuellement en congé parental, elle a consacré ses congés annuels à des missions humanitaires à l’étranger. «Ma profession porte en elle l’obligation de traiter tout le monde de la même manière, que ce soit dans le quotidien protégé d’un hôpital ou sur un bateau de sauvetage», explique la jeune femme de 33 ans. «En tant qu’infirmière, la neutralité peut être transformée en une attitude de base tolérante, équitable et recherchant la justice – l’attitude avec laquelle nous traitons fondamentalement nos semblables.» 


Quand l’absence de perspectives rend malade

Gerti (nom modifié), sans domicile fixe, ramasse des vêtements qui traînent autour d’un conteneur de la Croix-Rouge pour les mettre dans des sacs en plastique. Le fait qu’on lui ait enlevé ses enfants biologiques l’a brisée. Sa longue veste d’hiver, sa jupe sombre et ses épais collants de laine sont assortis; elle porte avec beaucoup de dignité ses «marques de la rue»: des mailles et des trous. Gerti est l’une des 8000 femmes sans domicile fixe d’Allemagne. Pour elle comme pour beaucoup d’autres, cette vie en marge de la société est synonyme de lutte permanente pour le droit à l’existence: l’exclusion sociale, la stigmatisation, l’incertitude existentielle et l’absence de perspectives déterminent leur quotidien et ne sont pas sans conséquences sur la santé. Selon une étude publiée en 2020 par Médecins Sans Frontières (MSF) et l’Institut Pasteur pour le département de l’Ile-de-France, qui compte à lui seul 50'000 personnes sans domicile fixe, plus d’une personne sur cinq parmi les 829 participants souffrait de maladies sous-jacentes telles que l’hypertension ou le diabète (Roederer et al. 2020, p. 5). 


Les pauvres meurent plus tôt

On constate des effets similaires sur la santé des sans-papiers dépourvus de statut de séjour sûr, sur celle des travailleurs migrants et des bénéficiaires de l’aide sociale. En 2019, une étude de la Haute école spécialisée bernoise (BFH) révèle que les bénéficiaires de l’aide sociale souffrent bien plus de maladies chroniques et de limitations liées à la santé que ceux qui ne perçoivent pas de prestations sociales. La durée de perception de celles-ci exerce un effet négatif supplémentaire (BFH, 2019). Les personnes qui ont particulièrement besoin d’un soutien médical et de solidarité, comme les sans-papiers et les personnes sans assurance-maladie, restent souvent inatteignables pour les systèmes de santé publics. Et lorsque cet accès est refusé, des organisations d’aide privées, telle que Meditrina en Suisse, doivent prendre le relais pour combler les déficits de soins et défendre ces personnes en leur proposant des offres médicales confidentielles.


Le statut comme déterminant de la santé

Dans les pays du Sud, ce sont souvent les frais de transport et de traitement qui entravent l’accès aux soins pour les plus démunis. «Tout frais, même minime, exclut les personnes dont nous voulons nous occuper le plus: les patients les plus pauvres et les plus malades», déplore Tankred Stöbe, médecin réanimateur berlinois également engagé auprès de MSF (2019, p. 48). De plus, les systèmes de santé n’assurent pas toujours un traitement et des soins indépendamment du statut des individus: ainsi, au Népal par exemple, on a plus tendance à rapatrier des militaires de zones inaccessibles pour un week-end en famille, qu’à emmener à la clinique la plus proche des jeunes femmes souffrant d’une hémorragie, a constaté le médecin durant une mission à l’étranger. «Dans les régions rurales et pauvres d’Afrique, ce sont souvent des infirmières mobiles qui assurent les soins médicaux, même en l’absence de médecins, et qui transmettent des informations sur la santé», explique quant à elle Christine Wegener.

 La santé, un pont vers la paix

Les valeurs fondamentales des soins telles que la justice, le respect, l’égalité, les droits humains ou la compassion constituent autant de fondements pour la paix. Tedros A. Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a déclaré au plus fort de la pandémie qu’il n’y avait pas de santé sans paix et pas de paix sans santé. En raison de l’importance des infirmières et infirmiers en tant que «diplomates de la paix et artisans de la paix», l’OMS a lancé il y a 26 ans le programme «Health as a Bridge for Peace» («La santé, un pont vers la paix») dans le but de consolider la paix dans des pays particulièrement fragiles, minés par les conflits et la violence (OMS, 2020). L’approche de la santé pour la paix (Health for Peace) est à la base de cette initiative.


Soins infirmiers et initiatives internationales


Signé par six organisations supranationales liés au monde de la santé, dont le Conseil international des infirmières (CII) et le Comité International de la Croix-Rouge (CICR et al., 2021), le traité sur l’interdiction des armes nucléaires ou la campagne de solidarité #NursesForPeace sont des exemples d’actions transnationales en faveur de la paix. Cette dernière a été lancée par le CII une semaine après l’attaque de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Son but est de soutenir le personnel infirmier ukrainien travaillant derrière la ligne de front ainsi que les pays limitrophes accueillant des réfugiés, et de faire pression pour que les combats cessent.


Les malades ne doivent pas subir de préjudice

 Comprendre la profession infirmière avec toutes les responsabilités qu’elle implique peut aussi signifier devoir s’opposer à des traditions et pratiques culturelles dominantes, comme les mutilations génitales, ou à des directives injustes, telles que le traitement préférentiel de patients «rentables». Andrea Würtz, lanceuse d’alerte et infirmière en pédiatrie, a vu à quel point il est difficile de mettre fin à des violations des droits humains à l’encontre de personnes censées être protégées. Alors qu’elle travaillait pour le ministère de la santé, elle a trouvé des dizaines de personnes amaigries dans un établissement médico-social près de Munich, après une flambée de coronavirus, en 2020. Dix-sept personnes étaient décédées, et une enquête a été ouverte pour 88 autres cas de lésions corporelles graves. Cette affaire a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour cette femme de 45 ans. «En tant qu’infirmière dans un hôpital pédiatrique de Rhénanie-Palatinat, j’ai vu comment un certain pourcentage de nouveau-nés étaient séparés de leur mère souffrant de diabète gestationnel et comment le lien, si important après la naissance, était entravé pour effectuer des examens médicaux et des procédures inutiles sur les bébés», raconte Andrea Würtz. «Même si tout le monde savait que cette pratique était malavisée et violait la déontologie, elle s’est poursuivie au détriment des mères et de leurs enfants, dans le seul but de justifier la pérennité économique du service.» 


Faire entendre sa voix ensemble

Aujourd’hui, Andrea Würtz s’engage publiquement contre les abus dans les soins: «Nous devons élever la voix et agir ensemble pour la réduction des risques quand des pratiques dangereuses constituent la règle, mais aussi quand que nous ne pouvons même plus fournir un début de soins de qualité, uniquement parce que la recherche du profit prend le pas sur la décence», déclare l’infirmière. «Nous avons été beaucoup trop silencieux au cours des dernières décennies», regrette Christine Wegener. «Nous avons beaucoup trop supporté à cause de notre sens élevé des responsabilités et de notre compassion pour les patients et les collègues.» Qu’il s’agisse du respect des droits humains, de la prévention et de la détection de la traite des êtres humains, de l’aide aux populations vulnérables, de l’atténuation de la faim et de la pauvreté, ou encore de la lutte pour la justice environnementale et la paix internationale (CII 2021a), dans la profession infirmière, il est nécessaire d’agir au niveau de la pratique des soins, de la politique sociale et professionnelle mais aussi en matière de politique de la formation.

Ce point fort est paru dans le numéro 05/2023 de Soins infirmiers, la revue spécialisée de l'ASI.

La revue spécialisée en soins infirmiers paraît 11 fois par an en trois langues. Les membres de l'ASI la reçoivent gratuitement. Les autres personnes intéressées peuvent s'abonner à la revue spécialisée. Un abonnement annuel coûte 99 francs.

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