2405Krankenpflege Website

L’efficacité des psychédéliques, substances longtemps décriées, est confirmée par un nombre de recherches croissant. De par leur relation privilégiée avec les patients et leurs compétences, les soins infirmiers devront jouer un rôle central dans l’usage thérapeutique de psychédéliques.

Texte: Quentin Ulveling, Maxime Mellina

Dans la continuité des usages séculaires et traditionnels des psychédéliques, une «révolution» est en marche. Longtemps interdites, ces substances sont de plus en plus utilisées aux Etats-Unis et en Europe afin de traiter les troubles mentaux. Il existe des preuves scientifiques croissantes de leur efficacité dans le traitement des états de stress post-traumatique, des dépressions graves, de l’anxiété ainsi que des addictions. La MDMA, connue sous le nom d’«ecstasy», est par exemple en phase 3 des essais cliniques aux Etats-Unis et, si elle est approuvée, y sera bientôt disponible en pharmacie. Plus largement, l’Etat de l’Oregon a autorisé l’accès à la psilocybine pour les adultes et permis l’établissement de centres de soins (healing centers) dédiés afin de pouvoir les consommer en toute sécurité.
En Suisse, sur la base de la loi sur les stupéfiants (LStup), la Confédération accorde à un nombre croissant de médecins des autorisations exceptionnelles pour l’usage médical limité (usage compassionnel) de substances interdites telles que les psychédéliques. Les Hôpitaux Universitaires genevois ont déjà effectué des accompagnements de patients sous l’influence de substances dans le cadre des psychothérapies assistées par psychédélique (PAP). Celles-ci s’adressent aux personnes souffrant de maladies psychiques résistantes aux traitements, c’est-à-dire aux personnes pour lesquelles les traitements médicamenteux et les thérapies n’ont pas permis d’obtenir une amélioration à long terme. Des autorisations exceptionnelles sont e´galement accorde´es pour la recherche dans ce domaine et recensées par la fondation ALPS (Awareness Lectures on Psychedelic Science). Enfin, le Conseil fédéral lui-même – dans sa réponse au postulat Rechsteiner – préconise une régulation et davantage de recherches et d’essais pilotes en la matière.

 

 

Zone grise juridique


Cette situation place aujourd’hui les substances dans une «zone grise» entre illégalité et légitimité. Cette incertitude empêche une réflexion objective sur les bonnes pratiques possibles. La recherche scientifique a jusqu’ici été entravée par le contexte de la «guerre aux drogues». De plus, un usage thérapeutique non-médical des psychédéliques existe à travers le monde, notamment pour le développement personnel ou l’exploration de la conscience, mais trop peu de connaissances et de savoirs puisés de ces expériences ont été intégrés dans le monde occidental. Depuis quelques années, l’utilité médicale de ces substances est reconnue. Mais les autorisations fédérales pour l’usage compassionnel de psychédéliques sont restrictives. Elles sont réservées aux cas graves, car il faut prouver que toutes les thérapies possibles ont déjà été essayées. L’organisation des PAP reste complexe, tant en termes de remboursement que de risques.

 

 

Un accompagnement plutôt qu’un cachet


La redécouverte des psychédéliques suggère un tournant dans la manière d’aborder les thérapies. Les substances sont utilisées dans le cadre d’un processus thérapeutique profond, différent des traitements médicamenteux. La manière dont l’expérience est vécue et accompagnée (ainsi que son financement) est donc un élément central. C’est en ce sens qu’il faut réfléchir au rôle des soins infirmiers comme moteur de l’accompagnement de ces expériences induisant un état de conscience élargie.
Mais comment ce rôle des soins infirmiers peut-il se concrétiser? Comment exploiter au maximum le potentiel de ces substances tout en minimisant les risques? Comment se présente l’accompagnement pendant la prise de psychédéliques dans le cadre des thérapies? De quelle manière utiliser les connaissances traditionnelles sur l’utilisation des psychédéliques? Les réponses à ces questions complexes et variées ne devraient pas être laissées à un seul groupe professionnel et ne devraient pas être considérées d’un seul point de vue. Ainsi, il est primordial de réfléchir et décider collectivement de la place que la société souhaite donner à ces substances.

 

 

Les défis et enjeux de la régulation


Le GREA (Groupement Romand d’Etudes des Addictions) et Eleusis (Association psychédélique de Suisse romande) collaborent depuis un an avec plus d’une trentaine d’experts de tout horizon pour réfléchir aux modèles de régulation novateurs pour les psychédéliques. La fondation récente de l’association Psychédélos, regroupant des patients et patientes ayant déjà vécu une PAP, a été centrale pour définir ces directions:
Une approche pragmatique, non idéologique, qui ne glorifie pas les substances comme «remède miracle» ni ne les diabolise comme un «danger absolu», mais qui tient compte de la manière dont elles sont utilisées.
Une vision démocratique qui permette à chacun (à l’exception de ceux pour lesquels il existe des contre-indications majeures) de vivre au moins une expérience psychédélique dans des conditions de sécurité.
Une vision sociétale qui permette une approche de la consommation de ces substances non seulement dans un contexte médical, mais aussi social ou spirituel. L’augmentation actuelle des maladies mentales est la conséquence de dysfonctionnements sociétaux profonds. Il ne suffit donc pas de traiter une personne souffrante avec la PAP et de la renvoyer ensuite dans un environnement qui a provoqué sa souffrance.
Une perspective interprofessionnelle dans laquelle les compétences des professionnels et les expériences des usagers sont prises en compte pour développer de bonnes pratiques. Il devient ainsi possible de créer un cadre sûr dans lequel les substances sont consommées. Une revue de la littérature infirmière des deux dernières décennies a montré que les soins infirmiers étaient absents de la recherche actuelle sur les psychédéliques.

Le rôle potentiel des soins infirmiers, esquissé ci-dessous, ne devrait pourtant pas être oublié dans le cadre d’une approche interprofessionnelle.

 

Compétence infirmière: accompagnement, attitude, mise en mots


Les thérapies psychédéliques nécessitent un engagement personnel, tant de la part de la personne accompagnée que de celle qui l’accompagne. L’expérience vécue est le cœur de ces pratiques et être accompagné est largement recommandé. C’est pourquoi il est fondamental de transférer aux expériences psychédéliques les compétences du personnel infirmier, puisqu’il offre un accompagnement qualitatif et holistique par son engagement constant au chevet du patient.
Le savoir-faire infirmier est peut-être le plus connu: le professionnel sait comment réagir aux situations d’urgence et comment veiller au bien-être et à la sécurité des patients. Comme l’explique l’écrivain James Fadiman, dans une expérience psychédélique, le transfert (de peur, de refus de s’impliquer, de pouvoir, d’attirance, etc.) est inévitable et doit être reconnu et géré. Le fait de s’asseoir avec un patient en crise n’a pas pour but d’atténuer les effets, mais de créer et de maintenir un lieu sûr où l’individu peut vivre le processus sans entrer en conflit avec lui-même ou avec les autres. Les crises font partie intégrante du processus psychologique humain. Une façon de les gérer consiste à les considérer comme un processus de guérison, et non comme un «problème» à résoudre. Ce sont des conventions qui peuvent être définies avant l’expérience psychédélique.
Le savoir-être (l’attitude) est également un point central. Chez une personne qui se trouve dans un état de conscience élargi, la sensibilité est accrue et chaque détail compte. Les professeures en travail social Clémence Gauvin et Emilienne Laforge soulignent l’importance de l’attitude. Cela implique la conscience et la distance par rapport à sa propre culture, la confiance en soi, l’authenticité, la créativité, l’ouverture, l’empathie et la volonté de connaître l’autre. Une question éthique demeure: la personne qui accompagne doit-elle avoir elle-même vécu des expériences psychédéliques pour pouvoir établir une relation basée sur un langage et une expérience communs?
Enfin, avec ce savoir-être, se développe le savoir-dire nécessaire à l’accompagnement du vécu et l’intégration d’une expérience ineffable. Le docteur en pratique infirmière Robert Krause explique notamment que l’un des problèmes avec la libéralisation des psychédéliques est que, dans notre culture, nous ne disposons pas du langage mythologique pour comprendre la profondeur de l’expérience. Les cultures traditionnelles possèdent un con­texte mythologique, religieux ou spirituel pour comprendre ce qui se passe lors de ces états de conscience élargie. Dans ce sens, le rôle des soins infirmiers est d’établir une communication aidante et de permettre l’expression des émotions, des ressentis, des pensées et des croyances qui émergent de ces états de conscience. Pour accompagner l’intégration de l’expérience psychédélique, le «Tidal Model» de Phil Barker et de Poppy Buchanan-Barker et «l’écoute active» de Carl Rogers pourraient être envisagés.

 

 

Un concept infirmier à revaloriser: la présence


Ainsi, à la lumière de la communication aidante et de la nécessité d’accompagner les états spécifiques de conscience non-ordinaire, un concept infirmier fondamental des soins de «caring» réapparaît: la présence. La responsabilité du thérapeute, dans l’établissement d’une alliance thérapeutique, réside dans sa capacité à être authentiquement présent, adoptant un état d’esprit décrit comme «l’esprit du débutant» par le maître Zen Shunryu Suzuki. Dans un contexte où les ressources sont souvent limitées et les soignants confrontés à des charges de travail élevées (exécution de tâches selon protocoles, augmentation du nombre de patients, problèmes de pénuries), la présence peut sembler difficile à maintenir.
Pourtant, en se libe´rant du besoin de «faire» quelque chose, le the´rapeute cre´e un espace de curiosite´ et de non-jugement, ce qui constitue un soutien essentiel au de´veloppement. Le rôle du thérapeute ne se limite pas à fournir des solutions, mais à s’engager pleinement dans la «présence», avec le désir profond de comprendre la personne. La chercheuse américaine en sciences infirmières Jean Watson la décrit comme une «présence authentique», sa collègue Rosemarie Rizzo Parse comme une «présence vraie». En fin de compte, la présence établit un espace qui offre à une personne l’opportunité d’être accompagnée de manière significative dans son état non ordinaire de conscience.
L’accompagnement doit sans aucun doute être interdisciplinaire, mais ces spécificités des soins sont essentielles. Plusieurs compétences thérapeutiques clés identifiées par Janis Phelps telles que la présence empathique ou le renforcement de la confiance du patient pour que sa capacité de guérison innée puisse émerger, correspondent parfaitement aux principes des soins infirmiers. La profession est présente à tous les tournants fondamentaux de la vie – naissance, fin de vie, crise psychiatrique (décompensation, tentamen, etc.) – au cours desquels le processus de «caritas» (décrit par Andrew Penn à la suite de Jean Watson), spécifique aux soins, prend tout son sens. Ce processus consiste notamment à «créer un environnement de guérison pour le soi physique et spirituel qui respecte la dignité humaine» et «assister la personne dans ses besoins humains physiques, émotionnels et spirituels de base», c’est-à-dire s’engager dans une pratique de «caring-healing» en répondant aux besoins humains fondamentaux.
Ces tâches sont des éléments essentiels de la «boîte noire» du processus thérapeutique avec psychédéliques. Elles peuvent parfaitement être effectuées de manière autonome par les infirmiers et infirmières et pourraient être un moyen de remettre sur la table de manière plus large la notion de rôle propre de la profession, posée notamment par la votation «pour des soins infirmiers forts».
Cette posture permet peut-être aussi une certaine intelligence spirituelle transpersonnelle et invite le thérapeute à être ouvert aux mystères transcendants et existentiels du patient. La conscience de soi et l’intégrité éthique du thérapeute incluent le maintien de limites appropriées, l’utilisation judicieuse du pouvoir, et la gestion des questions de transfert/contre-transfert. La profession infirmière, par sa polyvalence, peut donc investir de manière unique le domaine des psychédéliques. Les compétences clés, allant de la connaissance des effets des psychédéliques à la maîtrise des techniques complémentaires, positionnent les infirmiers comme des acteurs essentiels.

 

 

Vers un changement de paradigme?


Le retour des psychédéliques marque un changement de paradigme médical, mettant l’accent sur la relation patient-thérapeute plutôt que sur des traitements médicamenteux. Dans ce nouveau paradigme, une plus grande attention est accordée au patient. La prescription de psychédéliques ne devrait donc pas être considérée comme une pharmacothérapie mais bien comme un processus thérapeutique profond. Ainsi, ces expe´- riences, qui reposent sur un e´tat de conscience e´largi, peuvent contribuer a` nous reconnecter avec nous-mêmes et a` soutenir les de´fis psychiques et existentiels de notre vie. Les soins infirmiers, en tant que profession qui passe le plus clair de son temps avec les patients, peuvent jouer un rôle fondamental dans cette transformation.
Actuellement, l’accès à ces thérapies est limité, notamment en raison de leur coût élevé, et de la nécessité d’une supervision médicale tout au long du processus. Une valorisation des compe´tences des infirmie`res et infirmiers, des savoirs des usagers et des praticiens ayant l’expe´rience des psyche´de´liques pourrait e^tre une solution pour rendre l’accompagnement de ces the´rapies plus accessible et financ¸able, dans le respect des principes de se´curite´ et d’e´thique. Il serait également judicieux de reconnaître les pratiques et les connaissances indigènes, que le monde occidental regroupe sous le terme de chamanisme. Leur expérience, combinée aux connaissances occidentales, pourrait enrichir les thérapies utilisant des psychédéliques. Comment notre société peut-elle apprendre de ces experts? Quels sont les exemples à ne pas suivre? Les soins peuvent apporter une contribution et le personnel infirmier peut également apporter ses compétences au-delà du domaine médical en étant actif dans la prévention, la réduction des risques, l’information, la formation, l’enseignement et l’accompagnement.

krankenpflege

Ce point fort est paru dans le numéro 5/2024 de Soins infirmiers, la revue spécialisée de l'ASI.

La revue spécialisée en soins infirmiers paraît 11 fois par an en trois langues. Les membres de l'ASI la reçoivent gratuitement. Les autres personnes intéressées peuvent s'abonner à la revue spécialisée. Un abonnement annuel coûte 99 francs.

S'abonner maintenant

LOGIN Adhérer